Critique des "Piqures" pour Libé

Posted by chris | Posted in , | Posted on vendredi, septembre 22, 2006

On a tant reproché à Vincent Delerm son côté Ikea que c'est presque une provocation d'avoir enregistré son nouvel album en Suède. Ce qu'il a fait là-bas devrait pourtant calmer les gorges chaudes. Sous l'oeil de son producteur, le chanteur et guitariste Peter von Poehl, par ailleurs auteur du bel album Going to Where The Tea-Trees Are, il a déjoué un système lui assurant depuis cinq ans un succès tranquille. A 30 ans, un peu jeune pour compter ses points retraite, Vincent Delerm a en partie renoncé à toute sa base de noms propres référents qui était le matériau de ses deux premiers albums studio, de son DVD live au Bataclan et de sa pièce au théâtre du Rond-Point des Champs-Elysées : soit une extrapolation du Je me souviens de Perec, de la chanson de Souchon, de la «petite musique» de Modiano ou, plus près, de la Première Gorgée de bière de son écrivain de père Philippe Delerm.

Ecran de protection. Un jour, dans un train, le fils est tombé sur un article le concernant. Cela s'intitulait la Première Gorgée de soupe. Facile, ça fait mal sur le moment, mais Vincent Delerm jure que ce genre de bon mot vous donne des ailes pour vous surpasser. «Avec mon premier disque, j'ai été ce truc de la nouveauté sur lequel les médias se fixent pendant un an. Les gens ont envie de voir le corps qui est lié à ça. Puis, certains se sont demandé : pourquoi lui, avec cette voix, ce piano et cette vie si peu dingue dans les chansons ? En rencontrant ces journalistes, je me suis surpris à voir des types qui portaient la même veste que moi.» Chant et jeu de piano tout aussi limités : on peut reprocher beaucoup de choses à Vincent Delerm, mais pas d'avoir créé une rupture avec une chanson qui confond trop souvent la musique avec une compétition sportive. On a pu par exemple regretter qu'il se retranche derrière une habilité au style. Cette façon de jeter un sourire toutes les deux phrases pour désamorcer une émotion, que Vincent Delerm souhaite désormais aborder au premier degré. «Ces détails triviaux ou dérisoires, c'était comme anticiper les blagues qu'on aurait pu faire sur moi», dit-il, même barbe de trois jours et même coiffure désordonnée.

Rythmique. C'est une chanson écrite pour la Canadienne Lhasa sur l'album de duos du label Tôt ou Tard (2005) qui l'a conduit à ôter son écran de protection : l'Echelle de Richter, une ballade sans trop de références, pour qu'on comprenne bien de quoi il s'agit, au pays de la chanteuse. Puis, d'octobre 2005 à février 2006, Vincent Delerm a écrit treize titres sur le même mode. Soutenues par le contre-chant de sa compagne, ces joyeusetés amoureuses laissent briller un vernis en apparente contradiction avec le titre du disque, les Piqûres d'araignée. Car, ici, peu de démangeaisons, peu de venin distillé ­ même les souvenirs de Naples ou d'ailleurs ne recèlent aucune amertume. Il faut attendre la moitié de ce troisième album pour que se pose cette douce mélancolie qui rend le chanteur finalement si unique dans la façon qu'il a, comme Chabrol, de traiter le caractère sourdement dépressif de la bourgeoisie.

On l'entend un peu dans Marine, duo avec Peter von Poehl à propos d'un amour en commun, et davantage dans Ambroise Paré, une poignante visite à l'hôpital. Dans la première partie enlevée des Piqûres d'araignée, Peter von Poehl a calqué les batteries, orgues et guitares de son propre albumsur l'esprit Rive gauche de Vincent Delerm. «Je voulais qu'on construise autour de la rythmique, explique le chanteur, que ça tournicote quelque chose de léger, d'espacé dans le son. Mes précédents disques supportent mal d'être en fond sonore. J'avais ce défaut que l'univers des chansons passe au second plan. Je tenais à ce qu'on les comprenne bien. Finalement, solliciter une attention entière au texte laisse une marche de manoeuvre assez mince à l'auditeur.»

Il y a pourtant du piano tout au long des Piqûres d'araignée. Mais ce n'est pas ce qu'on remarque en premier. Avec ces vieux sons d'orgue qui feraient revenir François de Roubaix, ces sifflements de sous la douche, ces breaks de batterie de premier communiant et tous ces «chalala» à la Vladimir Cosma, on se croirait dans une comédie du samedi soir avec Jean Rochefort et Anny Duperey. Voici l'audace d'un disque «solaire» qui évoque les villes et les campagnes françaises comme elles n'existent plus depuis les années 70. Un esprit pop que Delerm croise avec ses compagnons de duo, Peter von Poehl, donc, et Neil Hannon, de Divine Comedy.

Delerm appartient à cette classe de nostalgiques qu'honorait François Truffaut. Et qui n'a rien à voir avec le passéisme refourgué depuis par la télé-réalité. Il est né du vote de contestation de la Star Academy. Sur les Piqûres d'araignée, toujours en opposition avec la télé-réalité, il dénonce ce commerce du «c'était mieux avant» de IIIe République avec ses pensionnats à taloches, ses pouët, pouët ! et ses «Maréchal nous voilà !», pendant qu'on y est. Avec Du sépia plein les doigts, il signe sa première chanson énervée sans tomber dans les facilités d'un autre célèbre chanteur énervé. On croyait connaître Vincent Delerm, on le découvre.


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