Interview parue dans le Télérama

Posted by chris | Posted in , , | Posted on jeudi, décembre 08, 2011


L'année prochaine, vous fêterez les 10 ans de votre premier album. Comment vous positionnez-vous vis-à-vis de votre génération de chanteurs ?
Pour beaucoup, cette génération se résume à Delerm, Bénabar, Sanseverino, Cali... Pour moi, ce sont surtout d'autres artistes qui font des choses que j'adore, mais que l'on entend peu, comme Bertrand Betsch ou Florent Marchet. Au début des années 2000, il y a eu un phénomène dans les médias : « Ça fait longtemps qu'on n'a pas parlé de chanson. Et si on faisait un sujet là-dessus ? » C'est toujours plus facile de créer une tendance en réunissant plusieurs noms. Mais ce type de chanson, assez intimiste, existait depuis un moment. Si le premier album de Julien Baer était sorti en 2003 et non pas six ans plus tôt, il aurait sans doute été propulsé chef de file de cette nouvelle chanson française.

Votre succès a beaucoup agacé...
A cause de mon côté tête à claques... et de ma voix ! A cette époque, j'avais fait beaucoup de petites scènes, mais je n'avais jamais mis les pieds dans un studio d'enregistrement ; et sans doute en ai-je rajouté dans l'interprétation pour me faire remarquer, pour faire l'intéressant. Cela dit, l'histoire de la chanson française est très particulière : elle est justement faite d'artistes aux styles vocaux très étranges – c'est même ce qui aide à entrer dans leur univers. Renaud, Moustaki, Brassens... Plus que des chanteurs, ce sont des personnages, qui ont suscité une empathie.

Vous avez souffert du rejet dont vous avez fait l'objet ?
C'était blessant, mais aussi assez flatteur. Les gens qui me connaissaient bien s'étonnaient, autant que moi, de l'image que je renvoyais. On disait que je n'étais pas franc, que j'étais fuyant. Ma seule réponse a été de faire une pochette de disque sur laquelle je regarde bien en face [pour le troisième album, NDLR]. Mais, dans l'ensemble, j'ai été très soutenu par les médias.

Il y a juste eu quelques attaques... violentes, et qui ont pris une certaine importance. Comme cette femme qui m'avait alpagué dans le métro, disant que je ne chantais pas mais que je vomissais. C'était impressionnant, elle l'avait crié très fort ! Une autre fois, un éditorialiste avait souhaité ma mort... ce qui allait quand même un peu loin, pour de la chanson. Puis il y a eu le livre J'aime pas la chanson française, du dessinateur Luz, qui avait fait de moi sa tête de Turc.

On a envie de comprendre tout ça. Or chaque fois que j'ai rencontré des types qui m'avaient dézingué, ils me ressemblaient, avec une petite veste en velours comme j'en portais à l'époque ! Ce n'étaient jamais des brutes avec des tatouages de Johnny sur le bras. Il y avait une proximité, comme si l'idée que je pouvais incarner ce qu'ils étaient les horripilait. C'est curieux.

Votre écriture, avec ce souci du quotidien, a aussi été très critiquée...
Le mot « quotidien » est en effet beaucoup revenu. J'aimais bien – et j'aime toujours – m'inspirer de détails pour écrire, mais c'est toujours pour témoigner d'une émotion ou d'un sentiment plus large. Comme ensuite il y a eu pas mal d'autres chanteurs avec des textes du genre « Tiens, j'ai revu ma copine d'école », on nous a tous mis dans le même sac. Ce fut l'embrouillamini sur l'anecdotique. Ça a l'air prétentieux, mais j'ai eu un peu la sensation de payer pour les autres.

Aujourd'hui, en tout cas, vous présentez un spectacle atypique, Memory, pas du tout un récital de chanson...
Je ne cacherai pas qu'il y a de l'orgueil chez moi à vouloir faire un spectacle qui soit bien... et même plus ! Celui-ci est très théâtral : il n'y a que huit chansons – que je n'enregistrerai pas – et un personnage de fiction, que j'incarne. A vrai dire, quand j'étais plus jeune, je voulais faire du théâtre... mais je n'étais pas très doué. Mes potes étaient capables de jouer des rôles variés ; moi, je ne pouvais jouer que mes propres pièces. Du coup, je suis allé vers la chanson, parce que j'y faisais vivre mes textes. Mais seul, au piano, avec ma façon de chanter, j'ai tout de suite pensé que ce serait limité sur scène. J'ai donc voulu très vite proposer autre chose, avec des voix off, pour que les spectacles soient plus vivants. Memory est une suite logique.

C'est drôle de penser que vous avez commencé par la guitare et le rock gothique...
Qui n'a pas tenté de faire un groupe de rock dans sa jeunesse ? J'aimais beaucoup The Cure et la scène un peu dépressive française, avec Marc Seberg. Le style : « Je marche au bord de l'étang et je vais me jeter dedans ». J'étais dans une phase assez extrême, toujours fourré au rayon cold wave (1) de la Fnac. Il y avait des groupes indus assez flippants, comme Das Ich, des Allemands avec des crêtes, un vrai truc de secte. C'était séduisant, avec un son bizarroïde, très réverbéré. J'avais l'impression de pouvoir y arriver, moi aussi, sur un magnéto quatre pistes. J'ai aussi été très fan de The Divine Comedy... mais c'était difficile de chanter « lyrique » comme Neil Hannon ! Les gens imaginent souvent qu'on choisit son style, alors qu'en fait on fait ce qu'on peut, on suit sa pente naturelle. Heureusement, d'ailleurs. J'ai toujours été touché par le ragtime, par exemple. J'ai toujours adoré le cinéma muet, et toutes les références culturelles qu'on retrouve dans mes chansons.

Et la chanson française ?
C'est un manque de culture que de parler de « la chanson française » en mettant tout dans le même sac. Avec le catalogue Saravah [label historique d'Higelin ou de Brigitte Fontaine, NDLR] et des choses plus expérimentales encore, elle couvre un champ très vaste. Catherine Ribeiro fait de la chanson, et elle ne ressemble à rien d'autre ! « La chanson française », ça ne veut rien dire. Ne pas l'aimer en bloc, non plus. Personnellement, j'ai assez peu écouté Brel et Brassens – Barbara, en revanche, beaucoup. En fait, j'ai surtout écouté Yves Simon, Alain Souchon et toute leur génération. J'aimais ces types, nourris de pop anglo-saxonne, qui ont essayé de la faire vivre en français. Ils ont inventé autre chose.

Vous avez été élevé dans une sacralisation de l'artiste ?
Pas du tout, parce que, au-delà de mes parents [son père écrivain et sa mère illustratrice, NDLR], j'ai toujours vu autour de moi des gens qui écrivaient des bouquins tout en ayant un boulot à côté. En France, c'est le lot de tous les écrivains – à part les vingt ou trente qui vivent de leur plume. J'ai plutôt été élevé dans l'idée qu'il était naturel de faire des choses artistiques, mais intégrées au quotidien.

Le succès soudain de votre père vous a-t-il marqué ?
J'avais 20 ans et c'était dingue. Le succès tardif, il n'y a pratiquement qu'en littérature qu'il puisse arriver : en chanson, un type commence rarement à cartonner à 47 ans ! C'était d'autant plus extraordinaire qu'il s'agissait de mon père ! Bien sûr, je savais qu'il faisait des bouquins, je l'avais accompagné au Salon du livre, où il n'y avait pas grand monde pour les dédicaces. Et, d'un seul coup, il se retrouve à Nulle part ailleurs ! C'était bizarre et incroyable. Son succès, je l'ai vécu plus intensément que le mien. A la fac, je suis devenu une star parce que j'étais le fils du mec qui avait écrit La Première Gorgée de bière. Ça m'a aussi beaucoup appris : longtemps, mon père s'était forcé à écrire des romans parce que son éditeur le poussait à viser le Goncourt. Un jour, il a lâché cette ambition pour faire ce qu'il aimait vraiment : des textes courts. C'était sa pente naturelle. Et ça a marché. Ça fait réfléchir.

Pour un fils unique, les « people » que vous citez dans vos chansons sont autant de frères et sœurs imaginaires ?
C'est sûr qu'il y avait de la place : adolescent, je vivais à la campagne, près de Rouen, j'avais le temps de fantasmer. D'ailleurs ça a dû me marquer : j'aime beaucoup jouer sur ce rapport à la province. Vous avez remarqué : quand on fait un spectacle à Paris et qu'on cite son village d'origine, ça fait toujours rire le public – même si, en grande partie, il vient aussi des régions ! Dans mon nouveau spectacle, chaque fois que le personnage fait allusion à la province, on balance des rires enregistrés.

Justement, ce spectacle, Memory, de quoi parle-t-il ?
J'y incarne un homme qui, comme tout le monde, se pose la question du temps qui passe. Au début du spectacle, on le voit écouter une émission de radio qui fustige ceux qui se replient sur le passé au lieu de s'ouvrir aux autres... C'est un choc. Mon personnage va alors faire des allers et retours entre chez lui et l'extérieur, en se forçant un peu. C'est prétexte à plein de séquences, de fausses expos, de faux films, des scènes que je joue en direct et qui, toutes, posent la question de notre rapport au temps et à l'époque.

On entend souvent dire qu'il faut regarder vers l'avant pour ne pas mourir. Ici, j'ai voulu confronter des lieux communs : la volonté d'être toujours tourné vers l'avenir, et l'instinct – le mien, supposément – d'être replié sur le passé. C'est très délicat de parler de ce qui nous a construit sans donner le sentiment de se complaire dans la nostalgie. J'en ai un peu bavé sur ce terrain : je n'ai pas écrit la chanson Les Filles de 1973 parce que je voulais retrouver mon cartable de lycéen et faire ma rentrée en seconde. Je n'ai pas forcément bien su exprimer mon rapport au temps dans les chansons.

La chanson a ses limites ?
En vieillissant, j'ai envie que les gens assistent à un spectacle plus global, plus riche. S'ils n'aiment pas, au moins, il n'y aura pas de malentendu. Avec une chanson, on court toujours ce risque : en trois minutes, tout est plié. Les gens adorent ou détestent. Et trop de choses jouent : la gueule du chanteur, son apparence, son attitude à la télé... Des choses très anecdotiques, qui parasitent énormément la perception que les gens ont de soi et de ce qu'on fait.

Vous êtes l'un des rares à avoir ouvertement boudé les blagues d'un humoriste à la télé, en l'occurrence Stéphane Guillon, sur Canal+. C'était prémédité ?
Bien sûr. C'est devenu une mécanique atroce : les comiques débarquent, avec le droit de tirer sur tout ce qui bouge, tout en étant complètement protégés. Et nous, coincé sur notre chaise, avec un gros plan sur le visage, on se retrouve obligé de rire aux blagues d'un type qui se fout de notre gueule – sinon, ça veut dire qu'on n'a pas d'humour ou que l'on se la pète... C'est du terrorisme. De l'extérieur, je me suis souvent demandé pourquoi les gens ne réagissaient pas. Une fois sur place, on réalise qu'on est piégé. On est dans un tribunal, les caméras braquées sur soi. Est-on tenu de jouer ce jeu-là ? On vous répondra : « Dans ce cas, vous ne venez pas. » Ce qui, en clair, signifie qu'on est privé de promotion, et qu'on n'existe plus.

Vous avez le sentiment d'avoir un public homogène ?
Au début, on a toujours l'impression d'avoir un public très proche de soi. Et puis... Au moment de la dernière présidentielle, j'avais fait une chanson inédite, Pendant tout ce temps, pas franchement pro-Sarkozy. Je l'ai chantée à l'Olympia. Et j'ai reçu un courrier : « Qu'est-ce que vous croyez, que votre public est forcément de gauche ? J'ai voté Sarkozy et j'aime bien ce que vous faites. » Il faut l'accepter.

Justement, vous publiez un livre-disque pour enfants, Léonard a une sensibilité de gauche. Avec une vocation militante ?
Je n'avais pas le calendrier politique en tête. J'ai longtemps hésité à faire un disque pour enfants, ça peut être un piège. Anne Sylvestre souffre qu'on lui parle trop de ses Fabulettes ; on ramène toujours Philippe Chatel à Emilie Jolie. En gros, il ne faut pas que ça marche trop ! Mais cette fois j'étais prêt, et j'avais un thème qui colle bien à la période actuelle : qu'est-ce qu'une sensibilité de gauche ? On nous a longtemps servi la tarte à la crème selon laquelle les artistes seraient plutôt de gauche. Ces derniers temps, tout le monde dans la musique s'est décomplexé – comme la droite. Avant, donner sa musique pour illustrer n'importe quelle pub, c'était honteux ; aujourd'hui, c'est revendiqué ! Je trouvais intéressant de pointer ce glissement.

Vous publiez aussi un livre de photo...
A la fin de la tournée précédente, j'avais déjà fait un bouquin de photo, avec des textes. Ça m'avait plu, ces images complétées par des mots. Tout le monde se plaint que tout est de plus en plus formaté dans la musique, qu'il faut inventer autre chose, mais, mine de rien, c'est difficile de s'extraire d'un processus établi – studio, album, promo, tournée, etc. Les maisons de disques ont leurs habitudes, les artistes aussi. Avec ce livre, j'ai voulu aller ailleurs. J'ai 35 ans, je n'ai pas envie de faire encore dix albums qui se ressembleront.

Propos recueillis par Valérie Lehoux et Hugo Cassavetti

Télérama n° 3227
Le 8 décembre 2011
(1) Rock sombre, minimaliste et froid.